La rencontre impensable de la foi et de la raison

Lou Andréas-Salomé et Sigmund Freud
à l’Institut français de Vienne le 14 juin 2003
(Colloque : “Freud et Vienne”)

 Depuis qu’en automne dernier, j’ai pu assister au congrès de Weimar, l’étude de la psychanalyse me hante sans cesse et plus je m’y plonge, plus elle me retient[1]

C’est ainsi que, le 27 septembre 1912, de sa maison de Göttingen, Lou interpelle l’inventeur de la psychanalyse.

En mai 1936, c’est lui qui s’adresse à elle :

Que vous écrire?…Encore une fois que vous dire? Seulement que je ressens, comme dans chacune de vos lettres, le fait que vous me parlez trop peu de vous

Elle ne lui répondra pas.

Un peu plus de 6 mois plus tard, Freud apprend qu’elle est morte sereinement. L’éloge funèbre[2]qu’il écrit à Vienne est à la hauteur. Citons ce qui nous paraît essentiel pour notre développement :

– sa place comme analyste :

Les vingt-cinq dernières années de cette femme extraordinaire ont été consacrées à la psychanalyse, qu’elle a pratiquée et à laquelle elle a apporté une contribution scientifique pleine de valeur.

– les deux rencontres qui ont marquées son destin :

son intense amitié avec Frédéric Nietzsche… fondée une compréhension profonde des vues aiguës du philosophe …elle fut à la fois la muse et la mère attentive du grand poète Rainer Maria Rilke.

– ce qui était connu de cette” trop grande dame[3] avec qui sa fille Anna était liée :

Sa personnalité demeure dans l’ombre. Elle était d’une modestie et d’une discrétion peu communes. Elle ne parlait jamais de sa propre production poétique et littéraire.”

– ce qu’elle représentait, où s’avoue une conception de la femme fermée sur elle-même, sans rapport au manque qui la rendrait désirante :

Quiconque l’approchait était très fortement impressionné par la sincérité et l’harmonie de son être et s’apercevait avec stupéfaction que toutes les faiblesses féminines et peut-être la plupart des faiblesses humaines lui étaient étrangères ou qu’elle les avait surmontées au cours de sa vie.”

Ce n’est pas ça [4].

Ils n’auraient pas correspondu pendant presque 24 années, s’il en avait été comme le soutient publiquement Freud. Quelques mots, tombés de la plume de Freud, conduisent ailleurs :

Manifestement, elle savait où chercher les véritables valeurs de la vie.

Nous nous proposons de nous laisser guider par cet énigmatique savoir.

Dans un premier temps, nous examinerons le ressort du transfert au moment de leur rencontre à Vienne.

Nous préciserons, ensuite, dans quelle mesure les rencontres de Nietzsche et de Rilke sont encore présentes dans le transfert qui se développe.

Nous terminerons sur ce qui a pu être “touché”soudainement de Freud, en elle, discrètement et secrètement, Lou énonçant pour son 75ième anniversaire ce qu’il ne savait pas qu’il savait d’elle mais surtout ce que, de lui, elle donnait à entendre, au-delà du fantasme;  entendu énigmatique puisque relevant aussi bien de la pure signifiance que de la signification.

A Vienne

Lou fait une entrée remarquée sur la scène psychanalytique : elle n’attend pas la réponse de Freud à qui Karl Abraham subjugué a vanté l’intelligence. Elle s’adresse, en personne, au Maître et annonce la couleur :

“L’étude de la psychanalyse  me hante sans cesse et plus je m’y plonge, plus elle me retient.”[5]

Cette formulation est très pertinente puisque s’y signifie que la psychanalyse part de la disparition des limites habituelles entre le dehors et le dedans. Connaît-elle, déjà, l’effet d’ouverture qu’il en résulte?[6]

Elle dira plus tard, quand Freud ne sera pas apprécié à sa juste valeur[7], que les penseurs brillants qu’elle a déjà rencontrés, et elle s’y connaît,  restent loin derrière lui parce qu’ils n’ont pu pas pu partir de cette faille pour penser à partir de son après-coup.

Elle se fie à Freud parce qu’il est le seul et unique, à sa connaissance, à avoir pu prendre le virage[8] de l’inattendu. Elle a perçu qu’il n’est pas resté au service de la raison et de ses limites, qu’il a mis la raison au service de la découverte de l’abîme humaine.

Pour elle qui, à 50 ans, en connaît un bout sur l’amour et ses vicissitudes[9], c’est du jamais vu.

L’a-t-elle entendu, au récent congrès de Weimar, de la bouche de Freud lui-même, lorsqu’il est revenu sur son étude du Président Schreber?[10]

Elle est acceptée, elle pourra participer “aux soirées du mercredi”.

Le regard de Freud

Elle décide de passer l’hiver 1912-1913 à Vienne pour s’initier.

Jusque là, elle a pris la mesure du regard porté sur elle par des Célébrités. Elle a même été amenée à laisser tomber ceux et celles qui tenaient à la garder à vue.

Elle demande un  regard de Freud qui lui permette de prendre la parole. Un malentendu s’installe. Non seulement sa présence attire son regard, ce qu’elle souhaite,  mais sa non- présence la rend beaucoup plus présente au point qu’il ne peut pas ne pas “fixer comme fasciné la place vide[11] où elle brille par son absence.

C’en est trop, elle décide de préciser ce qu’elle attend de lui. A-t-elle l’intuition inconsciente que le “point de fixation ” où le Maître est tenu est aussi le point où il pourrait la main-tenir? Ce qu’elle sait, c’est qu’elle ne veut pas d’une relation qui l’enfermerait.

Ayant déjà éprouvé les limites du narcissisme[12], elle aborde avec lui la raison du temps libre qu’il lui accorde. Elle voudrait être sûre qu’il n’obéit “à aucun sentiment conventionnel” et surtout, car c’est une crainte qui l’a envahie la veille, elle ne veut pas qu’il considère ses propres relations avec elle “sous un autre angle[13] que celui d’un regard qui la reconnaisse, au-delà de la prison narcissique.

Le pressentait-elle déjà, sans le penser, lorsqu’au début de son séjour à Vienne, un peu plus de 3 mois avant, elle avait inauguré le sérieux de leur correspondance en lui écrivant, la première longue lettre ponctuée par leur intérêt commun, “la sublimation“?

Aurait-il oublié ce qu’elle avait avancé avec audace dans cette direction?

je crois (aussi) que ce que nous appelons “sublimation”  n’est pas ( non plus) un produit de la culture, ni un simple et graduel éloignement du sexuel et rapprochement vers le spirituel, mais a toujours été présent sous forme d’un fructueux équilibre des deux… La “sublimation“… peut être un mot …pour indiquer qu’ils vont tous deux créativement de pair.”

N’aurait-il gardé en mémoire que les politesses prudentes de la fin ce cette lettre?

Mais je ne puis en écrire davantage. Ceci est déjà trop long : cela ne se présentera que rarement et ce sera bref, si vous voulez bien me le permettre.”[14]

L'”exquisement féminin[15], l’ “indestructible[16]  le ramène au savoir juste du transfert.

“Sois belle et tais-toi” [17]

Mais, comment sait-elle,  cette “Compreneuse par excellence[18], que tout porte l’homme et la femme à obéir au commandement surmoïque : “Sois belle et tais-toi“? Comment sait-elle qu’elle n’aurait qu’à la boucler si elle n’était que ce qu’il semble dire qu’elle est : “un regard comme si c’était Noël“, en somme une belle chose à regarder?

Comme tout humain et en vertu du fantasme c’est-à-dire du pouvoir de l’Autre regardant sans entendre, Freud est porté de ce côté-là. Elle va le conduire ailleurs, à l’énigmatique point de “sublimation“, création qui se substitue au clivage de la pulsion scopique et de la pulsion invoquante, moment où l’Autre n’est pas qu’un …il qui fixe ce qu’il voit puisqu’il devient un regard qui entend ce qui se fait voir[19]. Alors, la parole peut être prise.

C’est incroyable … alors qu’elle est en attente d’un savoir de Freud, c’est elle qui le précède par son savoir inconscient. Sans le savoir, elle est déjà en direction de l’originaire telle que la psychanalyse permet de l’apercevoir avec Lacan à la fin de l’analyse, quand il demande, le 24 juin 1964 :

Comment un sujet qui a traversé le fantasme radical peut-il vivre la pulsion? Cela est l’au-delà de l’analyse et n’a jamais été abordé”[20].

Tout portait leur rencontre à les figer. Il en a été autrement. Nous supposons que quelque chose de Freud qu’il ne peut penser puisqu’il est au-delà des mots, appelons-le “sa” musique[21], est apparu à  son insu chez la muse qu’elle aura été secrètement pour l’inventeur de la psychanalyse.

Dans quelle mesure, le savoir regardant de Nietzsche qui, lui, immobilise et dont elle s’était détournée, l’a  avertie? Dans quelle mesure le regard de Rilke qui entend ce qui se donne à voir a commémoré ce mouvement pulsionnel? C’est ce que nous examinons à présent.

 

Les “vues aigues” de Nietzsche

Freud a raison, le regard de Nietzsche était trop fort. Elle l’écrit à Paul Rée le 21 août 1882, alors qu’elle le subit pendant au moins 10 heures par jour et pendant 3 semaines :

il ne cherche pas à instruire mais à convertir[22].

Par son intermédiaire, elle aurait rencontré le commandement surmoïque de l’Autre regardant : “Sois belle et tais-toi“? L’aurait-elle quitté parce qu’elle aurait eu l’intuition qu’il ne pouvait l’entendre. A quoi bon s’adresser à un sourd!…

En 1994, estimant qu’elle a pris une bonne distance, elle pense qu’en faisant la lumière sur Nietzsche, qu’elle connaît particulièrement bien, elle en finira avec ce regard. Elle  rédige “Friedrich Nietzsche à travers ses oeuvres“.[23]

Elle découvrira que ce n’est pas si simple. En réponse au souhait d’Arnold Zweig, transmis par Freud, de “deviner et présenter un Nietzsche” avec sa participation, elle avoue à Freud, le 20 mai 1934 :

pour moi, c’est à ne pas toucher; je repousse cette idée avec effroi. Je vous en prie, dites-le à qui de droit avec la plus grande énergie et pour jamais

Elle avoue que la mise à distance a échoué. Nous pouvons supposer que reste présente, en 1934, la complicité inconsciente qui l’a empêchée de s’adresser à Nietzsche en 1882. Elle a participé inconsciemment à la garde de la présence trop présente de Nietzsche.

Inconsciemment, elle a tenu à garder ce regard qui la garde encore à vue en 1934.

Est-ce ce savoir regardant au pouvoir immobilisant qui revient, au moment de sa rencontre avec Freud, la mort de sa mère, “la douce Mouchka” et de son amie Frieda von Bülow en 1911 et le suicide de son frère Alexandre un peu plus tard, ayant pu fragiliser les limites qui lui permettaient de se garder de cet oeil mis jusque là à bonne distance? Nous pouvons le supposer.

Le regard de Freud sur le rôle des “vues aigues du philosophe” [24] avait vu juste mais il  n’avait pas pris en compte la participation inconsciente de Lou. Quelle a pu être la fonction de cette inconscience?

A-t-elle évité à Freud de se retirer à son tour? Ce n’est pas impossible.

Quoi qu’il en soit, le fait qu’inconsciemment, elle ne soit pas innocente pourrait être ce qui la “hante” et comme Freud n’a pu envisager cette hypothèse, elle peut faire appel à ce tribunal singulier de la parole qu’est la psychanalyse pour en rendre compte.

Elle le peut parce qu’elle ne se sait pas à découvert avec Freud. Ce n’est pas rien pour elle, cette donne indispensable du transfert. Elle l’a découvert alors qu’elle était enfant. Elle le livre au public, tardivement, vers les années 1930, sous le trait de “l’expérience de Dieu[25]. En fait, son souvenir lui était déjà revenu quand elle était sous le regard omnivoyant de Nietzsche, chez lui, en août 1882, au moment où il lui fallait écrire à son confident Paul Rée :

L’incroyance s’est emparée soudainement de mon coeur, ou plutôt de mon esprit[26]

Elle sait, depuis, que c’est du mouvement qui s’origine silencieusement du défaut de savoir de l’Autre que du nouveau advient. Elle se fie à ce nouveau venu qu’est l’esprit laïque.

 

“L’expérience de Dieu”

Ce savoir du manque s’est donné à elle au moment où Dieu, qui sait tout pour l’enfant qu’elle est, a été surpris en défaut de nomination. Elle a découvert, sidérée à l’âge de 7 ans, que Dieu ne savait pas tout puisqu’il ne savait pas le nom de “Monsieur et Madame Neige”.

C’est une trouvaille, la seule qui vaille, ce trou dans le savoir de l’Autre puisque c’est la première fois qu’il lui est donné qu’elle peut savoir au point où l’Autre ne sait pas. La réalité ouvre grande sa porte et elle lui parle dans le silence :

“Ce caractère infantile de la perte de Dieu a eu le côté positif de me faire tout aussi définitivement pénétrer dans la vie de la réalité qui m’entourait… ce qu’il en résulta avant tout pour moi est ce que j’ai connu de plus positif dans ma vie : une sensation fondamentale d’insondable communauté de destin avec tout ce qui est”[27]

Cette déclaration, écrite au moment où elle rédige ses mémoires, vers les années 1930, est tout un programme puisqu’ y est abordée la disparition des frontières qui séparent le dehors et le dedans au profit d’une nouvelle venue, fluidité qui conduit ailleurs. Exit alors le dualisme cher à la pensée qui sépare la foi et la raison…

Nous sommes en 1931. Ce n’est pas si évident en 1912. Une question se pose : dans quelle mesure Freud ne savait pas déjà qu’il savait, en l’acceptant comme interlocutrice, qu’il se mettait en direction de l’au-delà de ce dualisme, dans la perspective d’un rapport mystique[28] laïque à l’Autre et qu’il aurait à en répondre à son tour, comme psychanalyste[29]?

Ce rapport mystique, le poète Rainer Maria Rilke lui en avait confirmé la présence.

Avec Rainer

Elle sait, depuis la fréquentation de Rainer, qu’il y a un extérieur radical d’où un appel silencieux peut être entendu par un récepteur tendu vers cette direction. Avec Lacan, nous pouvons avancer qu’elle sait qu’il y a un réel qui parle avant de se faire entendre par les oreilles. Son appel incessant dans la communauté analytique à un autre narcissisme que le narcissisme institué est le mode qu’elle a trouvé pour le dire.

Rainer lui écrit des choses” impensables, notamment le 8 août 1903[30] :

Seules les choses me parlent. Les choses de Rodin, celles qu’on voit aux cathédrales gothiques, les choses de l’antiquité“.

La forme des choses sculptées par les mains de Rodin à partir de la matière informe  donne la réponse aux questions qu’il se pose. Les autres réponses, qu’elles viennent de ses amis, des livres, ne trouvent pas d’échos en lui, comme s’il  y manquait “un je ne sais quoi[31] échappant aux limites du verbe, souffle insaisissable… Ce qui se donne silencieusement  à Rainer et qu’elle recueille, c’est qu’il y a un langage d’avant les mots auquel il y a à se fier puisque la matière en est transcendée.

Ce temps hors parole, celui “des choses“, est omniprésent avec Rainer. Elle en reçoit la présence et la transmet à son émetteur qui peut alors l’héberger. Il les rapproche et les éloigne. Elle y tient[32]. En fait, elle l’a toujours pris pour l’amour authentique. Puisqu’il est porté par un mouvement, elle le suppose lié au souffle qu’est l’esprit. C’est le temps de toute création. Elle fait cadeau de sa trouvaille à Freud pour son 75ème anniversaire :

A celui qui se fait le créateur de son créateur et qui, dans cet acte, libère son énergie spirituelle productive, la foi accorde un don essentiel, bien plus que ne pourrait le faire la pratique d’une prière exaucée[33]

Une telle hérésie sur le créateur aurait conduit tout droit au bûcher, en d’autres temps.

Elle ose avancer que le créateur n’a pas créé à son image la créature comme son objet mais que le mouvement de l’esprit oeuvre pour permettre le passage de l’oeuvre au statut subjectif de créateur[34]. Elle rappelle à Freud l’inestimable valeur créatrice de la “dritte Person” du mot d’esprit, son mouvement et le souffle qui unit soudainement l’Autre et le Sujet, elle arrache la découverte freudienne à toute religiosité.

Freud applaudit :

“De vous, c’est ce que j’ai lu de plus beau, une preuve involontaire de votre supériorité sur nous tous[35], correspondant aux cimes desquelles vous êtes descendue pour venir jusqu’à nous”[36]

Mais Freud n’avait-il pas déjà trouvé le mouvement de cet esprit laïque du créateur chez le créateur qu’est Léonard de Vinci qui entre dans leur correspondance, le 9 février 1919, sous la plume de Freud comme une authentique oeuvre d’art : “Léonard, la seule belle chose que j’ai écrite”?

 

“Léonard, la seule belle chose que j’ai écrite

Léonard de Vinci est une rencontre très importante pour l’inventeur qu’il est, lui aussi.

Freud part d’une question qui est la sienne, à Vienne :

Qu’est-ce qui dérobait la personnalité de Léonard de Vinci à la compréhension de ses contemporains?

Et il aboutit à ce qui autorise on non l’invention, l’interdiction paternelle. C’est pour autant qu’enfant illégitime, Léonard n’a pas été intimidé par le père dans sa quête de la mère, qu’il a trouvé

“le courage d’être le premier, depuis les Grecs, qui osât toucher au secret de la nature, armé de sa seule observation et de son seul jugement.

Mais quand il enseignait à dédaigner l’autorité et à rejeter l’imitation des “Anciens” et sans cesse désignait l’étude de la nature comme la source de toute vérité, il ne faisait que reproduire, sur le mode de la plus haute sublimation que puisse atteindre l’homme, l’attitude qu’il avait déjà eue enfant, et qui s’était imposée à lui alors qu’il ouvrait sur le monde des yeux étonnés.”[37]

Le rapport de Léonard à la Nature est très proche “de la sensation fondamentale de l’insondable communauté de destin avec tout ce qui estqui se donne à Lou après “l’expérience de Dieu”.

En 1910, Freud découvre que Léonard articule “la plus haute sublimation” au regard étonné et consent à la valeur créatrice de cet étonnement. Mais, pourquoi ne suit-il pas Léonard, lui qui a rejeté “l’imitation des “Ancienset donc la fixité du regard grec, dès qu’il s’agit d’aborder l’invention qu’est l’humain à partir du rapport entre Anankè, la Nécessité, et  Logos?

Sans doute, parce qu’il en difficulté pour porter sur le monde un regard différent de celui qu’a porté le miracle grec. Le problème, c’est que le regard de l’homme grec est fixé et fixe d’avance, adressé au fixe que sont les idoles, immobiles et sourdes.

En fait, la compagnie de Léonard permet que se signifie le déchirement de Freud entre le commandement surmoïque de l’objet regard hérité des Grecs qui immobilise dans le silence du “Sois belle et tais-toi” et le mouvement pulsionnel de mise en direction vers l’étonnement originaire du regard de l’enfant.

Pour résoudre cette tension, sa pensée le ramène à la fixité du regard des”Anciens”, les Grecs, qui opposent irréductiblement Anankè, la Nécessité, les lois de la Nature et Logos, la loi liée au verbe qui réalise progressivement ce que la Nécessité fait rencontrer.[38]

En 1910, ce que Freud ne peut accepter de recevoir, c’est qu’il y a un autre rapport à la Nécessitéque la contrainte impersonnelle délivrée par la pensée grecque, puisqu’il y a ce que ne cesse de clamer Léonard, l’amour de la Nécessité : O admirable nécessité”

Il ne l’oublie pas mais ne peut y consentir. Serait-ce inoubliable?

 

La part féminine de l’humain

Ce qui est étrange, c’est que c’est justement au moment où Freud vient d’exposer, à partir de Léonard, ses propres limites avec les lois exigeantes de la Nécessité que Lou, qui en connaît un bout sur la Nécessité comme rapport à la Nature,  lui demande si elle peut monter sur la scène de la psychanalyse.

Elle vient vers l’inventeur de la psychanalyse à Vienne avec, dans sa poche, la solution à sa difficulté. Après lui en avoir parlé à plusieurs reprises,  elle lui offre, comme cadeau pour son 75ème anniversaire, ce qu’elle lui a permis de trouver : “Dank an Freud”[39].

Freud est stupéfait. Elle lui donne à entendre la part de lui-même qui est au-delà des limites de la pensée et du verbe, part féminine, présence voilée, intime qui advient comme réponse au mouvement d’une présence soudainement rendue présente par les couleurs[40]. Il se laisse aller à l’émerveillement de sa découverte qui lui donne l’accès au champ impensable de la signifiance:

“Je n’ai pas saisi du premier coup tout ce que vous traitez” .Je ne suis pas, en dépit de tout ce que vous pourrez dire, un artiste, je n’aurais jamais pu “rendre” des effets de lumière et des coloris, mais uniquement dessiner de durs contours.”[41]

Il est tellement retourné par l’apparition soudaine de cette part de lui en elle qu’il en oublie l’importance de son nom. Elle doit insister pour qu’il soit à côté du sien. Mettons sous les projecteurs ce qui se signifie là, au-delà du sens, comme mouvement pulsionnel.

C’est le surgissement d’une Scène, La scène de l’Autre, nouage de la pulsion scopique et de la pulsion invoquante, où le masculin et le féminin se font voir et se font entendre[42] ensemble et séparément pour que résonne ce qui s’est développé dans le transfert déjà durant l’hiver 1912-1913 à Vienne :

“La vie humaine- que dis-je, la Vie- est une oeuvre poétique. Sans en être conscients nous-mêmes, nous La vivons jour après jour, par fragments, mais c’est Elle, dans son intangible totalité, qui tisse notre vie, en compose le poème. Nous sommes loin, bien loin de la vieille phraséologie “faire de sa vie une oeuvre d’art”(de cette contemplation de soi dont le plus sur moyen, en fait le seul, de guérir est la psychanalyse); non, cette oeuvre d’art qu’est notre vie, nous n’en sommes pas l’auteur”[43]

En 1931, elle peut nommer d’où vient la vie. Qu’est-ce qui autorise ce nouveau pas?

Un rapport mystique à l’Autre

Rainer meurt le 29 décembre 1926. Le 20 mai 1927, elle parle à Freud de l’expérience mystique qui s’est donnée à elle. Comme si elle savait les difficultés de Freud avec la bienveillante Nécessité qu’est, pour lui, la nature, elle commence par lui faire “toucher” la nature mystique de son rapport à cet Autre qu’elle est pour elle :

C’est  “comme si elle (la nature) me racontait, avec ses arbres, ses prairies, ses nuages, le destin, si grand, si simple et toujours semblable des saisons passées là et comme si se mesurait d’après cela ce qu’il y avait d’humain en moi… Maintenant, c’est presque comme si Rainer était là, sous mes arbres, vivant leur automne… dans un autre sens “achevé” comme ceux-ci en lignes simples et essentielles, mais également si immuablement, si réellement “achevé” qu’il est impossible d’y apporter le moindre changement ni par sa, ni par ma subjectivité et pourtant, sous cette forme, complètement une image du mouvement intime… Non décidément, c’est impossible à exprimer clairement”

Ce que l’expérience de l’humain dont la présence s’est absentée lui a fait découvrir, c’est que non seulement la vie et la mort ne s’opposent pas mais qu’il y a un au-delà au dualisme bien connu pulsion de vie- pulsion de mort.

La présence de Rainer dans son absence même l’a confirmé et elle se fie à cet insaisissable rapport mystique laïque à l’Autre.

Freud ne reprendra la plume que 6 mois plus tard. Nous supposons qu’il s’incline devant cette “trop grande dame[44] animée par un mouvement intime qui la fait danser[45] en présence comme en absence des mots. C’est une découverte pour lui. Il aurait refusé de danser avec d’autres, pas avec elle.

 

La danse avec Lou

Mais alors, qu’est-ce qui fait que, alors que Freud exulte[46] au cadeau qu’elle lui fait pour son 75ème anniversaire, il ne la cite pas dans le travail qu’il publie, la même année, sur “la sexualité féminine” et l’année suivante sur “la féminité”?

Est-ce un oubli? Est-ce une réserve pour ne pas être amené à porter un autre regard sur ce qu’il avait avancé jusque là? Peut-être. Mais en rester là serait désavouer le souffle vital  qui, à son dire[47], a animé leurs échanges pendant 24 ans.

Notre supposition est incroyable.

L’inventeur de la psychanalyse[48] aurait choisi inconsciemment d’entendre résonner, “sa” musique[49] à lui, en l’Autre, qu’elle était pour lui, dans la mesure où une présence (part féminine) en elle faisait advenir la même présence en lui. Ce qui est impensable, c’est que, dans le même temps, il pouvait donner, par le sens des mots, les limites officielles de la “sexualité féminine” et de “la féminité” à la communauté analytique instituée.

Notre hypothèse n’exclue pas le mouvement de la signifiance, le transfert visant à le nouer à la fixité de la signification. C’est ça, la scène où l’être parlant se met à danser. C’est ça, la danse de Lou et avec Lou.

Freud a dansé avec elle jusqu’à la fin sur les fausses notes en les trouvant justes en elle et la psychanalyse a été réinventée secrètement, discrètement.

Mais il y a aussi Nietzsche et la question de savoir si la danse avec Lou aurait pu  faire incliner son destin dans une autre direction. Il semble qu’il n’a pu danser avec elle, qu’elle n’a pas pu danser avec lui. Est-ce parce qu’elle n’a pas pu lui donner à entendre “sa” musique à lui?

Le silence toujours gardé par Lou, malgré les demandes réitérées de Freud, sur ce qui s’est figé en août 1882, est bruyant, pour elle, pour Freud, pour celui qui se laisse affecter par le réel…

La danse avec Lou supposait-elle, chez le partenaire, un certain rapport à l’Autre réel, celui qui, déchaîné du symbolique et de l’imaginaire, excède le sens et qui peut être la meilleure comme la pire des choses? Freud aura été celui-là.

Avant sa mort à Göttingen, le 5 janvier 1937, un autre hérétique, guidé par un questionnement comparable, montait sur la scène de la communauté analytique non loin de là. C’était à Marienbad, le 31 juillet 1936. Il ne savait pas encore qu’il ne cesserait de poser les mêmes questions en les articulant à partir du nouage borroméen du réel du symbolique et de l’imaginaire, qu’il serait conduit au même horizon, le féminin. Il s’appelait Jacques Lacan.

Jean Charmoille

 


[1] Lou Andréas-Salomé, Correspondance avec Sigmund Freud, NRF, Editions Gallimard p.11. Les lettres citées ultérieurement sont dans cet ouvrage.
[2] Ibid. p.458
[3] Lettre du 8 mai 1932.
[4] C’est ainsi que Lacan a pu  nommer l’objet-cause du désir, l’objet (a), notamment le 15 mai 1973 (Séminaire Encore)
[5] Lettre du 27 septembre 1912.
[6] Elle précède “la dénégation” [6] écrite en 1925 où Feud différencie le dedans, acceptable parce qu’il est jugé “bon” et le dehors, mis dehors parce que jugé mauvais.
[7] Lettre du 14 juillet 1929
[8] Qui fait penser au “virage” mentionné par Lacan dans la proposition du 9 octobre 1967.
[9] Lou Andréas-Salomé, Eros, Les Editions de minuit
[10]  Freud y communique un “post-scriptum” au cas de Schréber publié en 1911, en mentionnant que le soleil parle un langage humain à Schréber, pouvoir que les naturalistes de l’Antiquité attribuaient à l’aigle. Nous pouvons supposer que Lou a entendu l’importance de ce qui vient de l’Autre comme premier temps pour qu’advienne du Sujet de l’inconscient et que ce savoir participe de ce qui la “hante“.
[11] lettre du 10 novembre 1912
[12]avant que Freud ne le théorise en 1915
[13] lettre du 27 février 1913
[14] lettre du 9 novembre 1912
[15] lettre du 9 mai 1931
[16] lettre du 31 janvier 1915
[17] Lire l’importance transférentielle de ce commandement dans le livre d’Alain Didier-Weill : Lila et la lumière de Vermeer, Denoël, 2003.
[18] lettre du 25 mai 1916
[19]  Se reporter à mon texte La pulsion invoquante, www.insistance.asso.fr ou dans les actes du colloque de Convergencia de janvier 2003, à paraître.
[20] Jacques Lacan, Séminaire, Les quatre  concepts fondamentaux de la psychanalyse.Seuil, p.246
[21] Ce qui résonne en lui comme mouvement pulsionnel. Nous y reviendrons à propos de la danse avec Lou.
[22]  Correspondance, Friedrich Nietzsche- Paul Rée- Lou Andréas-Salomé, PUF, Quadrige 2001, p;158.
[23] Lou Andréas-Salomé, Friedrich Nietzsche à travers ses oeuvres, Les Cahiers Rouges; Grasset.
[24] Peut-être que ce même regard l’a conservé, lui,  Freud, à bonne distance de Nietzsche bien avant de rencontrer Lou?
[25]  Lou Andréas-Salomé, l’expérience de Dieu, ma Vie pp 7-23.
[26] Correspondance, Friedrich Nietzsche- Paul Rée- Lou Andréas-Salomé, PUF, Quadrige 2001, p.159
[27] Ibid p.21-22
[28] où nous insistons sur le silence, le hors-Parole ou plutôt le temps qui précède l’apparition de la parole.
[29]  Son travail sur”la féminite” et de la “sexualité féminine” pourrait être un essai de réponder. Nous y reviendrons plus tard.
[30] Rainer Maria Rilke, Lou Andréas-Salomé, Correspondance Gallimard  NRF 2001 p.88.
[31] Qui rapproche l’artiste des “Précieuses”, qui ne s’intéressaient qu’à “l’art de la conversation”. Au début du XVIIième siècle, à l’hôtel de  Rambouillet, apparaît un discours qui n’est pas fixé sur le verbe mais sur l’esprit laïque. Ce sont les femmes, Madame de Rambouillet est une des plus spirituelles,  qui le soutiennent. Lou, dans son rapport à ce qui dépasse les mots avec qui elle reconnaît d’ailleurs être en difficulté, est très proche de ce mouvement propre à l’esprit qu’elle rencontre, elle, dans un rapport mystique à la nature. Nous supposons qu’elle le trouve dans les propos de Freud, sans qu’il le sache, sauf à lui rendre hommage après qu’elle l’ait nommé(cf après :  Remerciements à Freud  de Lou et la réponse de Freud).
[32] C’est le même mouvement qui anime Freud, dans sa dernière lettre déjà citée de mai 1936 : “Que vous écrire?…Encore une fois que vous dire? Seulement que je ressens, comme dans chacune de vos lettres, le fait que vous me parlez trop peu de vous.” Il l’a entendu.
[33] Lettre ouverte à Freud p.87
[34] Nous sommes au-delà des dogmes de la religion chrétienne, notamment  celui de la sainte trinité où le créateur, le Père, est unit consubstantiellement avec sa créature, le Fils qui est “sa” parole incarnée, l’esprit étant ce qui consolide ce lien.
[35] Nous, les penseurs, ajoutons-nous.
[36]  Lettre du 10 juillet 1931
[37] Sigmund Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Idées Gallimard 1977 p.123.
[38] Sigmund Freud, L’avenir d’une illusion, PUF, p.77
[39]Remerciement à Freud“. Lettre ouverte à Freud.
[40] La mise en continuité de cette présence extérieure et de cette présence intime, que Lacan qualifie “ex-time”, prouve la disparition des limites séparant le dedans et le dehors. La pulsion invoquante, nommée par Lacan et développée par Alain Didier-Weill conduirait là, au-delà du fantasme.
[41] lettre du 10 juillet 1931
[42]  Ainsi formulée , il s’agit de l’invocation à laquelle répond Lou.
[44] Lettre ouverte à Freud , pp 34-35.
[45] De même que le mouvement du danseur est la réponse au mouvement que lui transmettent, hors parole, les vibrations sonores de la musique, de même l’humain  perçoit dans l’extérieur radical un mouvement  qui le met en mouvement, qu’il le sache ou non. La danse rend compte de cette rencontre entre extérieur et intérieur.
[46] exulter étant faire un saut vers l’extérieur, comme le donne à penser l’étymologie exsultare qui vient de saltarequi signifie sauter
[47] invoqué dans l’éloge funèbre de Lou par la phrase déjà citée :”Manifestement, elle savait où chercher les véritables valeurs de la vie
[48] comme Rainer auparavant et sans doute par son intermédiaire.
[49] la musique, par le son, transmet un réel impossible à saisir par la signification des mots, celui de la signifiance.

Retour en haut