Le point que nous sommes

Art Psychanalyse Politique

Il peut s’entendre, dans notre séminaire “Image de la vie, vie de l’image”, que ce qui nous attache à l’image, c’est que nous sommes des êtres à deux dimensions. Malgré l’apparence, nous n’avons pas le sens du volume.

Le penser et la pensée tournent en rond dans une sphère, selon des règles définies. Le temps relève de la même topographie. Comme le fait entendre la langue, il “s’fait”, comme l’espace, à notre image. Nous avons une vocation pour le plan, le nom.

Nous pensons, nous écrivons more geometrico. Nous pouvons bien sûr imaginer les trois plans des données cartésiennes. Mais quand il s’agit de les saisir ensemble, nous avons les plus grandes difficultés : la profondeur nous fait défaut.

L’étreinte vient nous le rappeler. Ce que nous adorons chez l’être aimé, c’est le profil, la silhouette, la projection : on n’adore toujours ça, rien de plus.

L’imaginaire est d’or, il nous endort. Il dirige les histoires de l’histoire qui ne cesse de s’écrire toujours de la même façon. Freud nomme cette nécessité, répétition.

Jusqu’à ce que soit touché du doigt un autre espace, un autre temps, espace-temps, celui de l’Autre où le signifiant se pose.

Il est étrange qu’il n’ait jamais été trouvé avant la psychanalyse.

La mise à plat ne pouvant le saisir, expérimenter est le mieux que nous puissions faire pour nous en approcher.

Lacan manipule des ronds de ficelles et dessine au tableau noir. Se trompe-t-il ? Qu’importe. Il y revient, demande des avis. Certains le croient dément. Rien ne l’arrête. Il est envahi par cette écriture qui lui permet l’épreuve du noeud borroméen.

Le noeud, il l’a cherché dans sa jeunesse en disséquant les cadavres à la faculté de médecine. Vainement.

Autrefois, l’initiation et ses rites pouvaient servir à ça. Actuellement, la seule chose que nous puissions faire, c’est scribouiller.

Un jour il l’a vu surgir. Depuis, ce quelque chose qui n’a aucune espèce d’être, qui ne se situe pas dans l’espace géométrique, ne le quitte plus.

Il y a trois dimensions dans l’espace. Mais l’important n’est pas ça du tout, c’est que trois, elles donnent con-sistance, “corps-sistance”, se surprend-il à dire.

Ce savoir, son statut implique qu’il y en a déjà dans l’Autre “et qu’il est à prendre (…) C’est son coût qui l’évalue non pas comme d’échange mais comme d’usage. Le savoir vaut juste autant qu’il coûte, beau-coût, de ce qu’il faille y mettre de sa peau, de ce qu’il soit difficile (…) moins de l’acquérir que d’en jouir” (20 mars 1973).

Jouir du savoir, c’est attraper un bout de réel qui n’est plus la troisième dimension apparue à côté des deux autres mais ce qui les fait trois. Instant inoubliable.

Trois, pour qu’il y ait point de tiraillement.

Notre temps se passe à être tiraillés entre symbolique, imaginaire et réel.

L’être parlant est trine. C’est le vrai de la religion, le vrai de la vraie, la romaine, le vrai de la trinité.Au commencement était le point.

Le point, c’est ce que nous sommes dans le meilleur des cas.

Il nous a trouvé, un jour, ce savoir, quand nous avons ouï /joui, consenti au “oui”, sans le savoir, quand trois nous a sonné de sa “corps-sistance” dans le phrasé inouï du cri de Don Juan.
Depuis, notre expérience de psychanalyste s’est appareillée avec celle de ténor lyrique amateur : à l’instar de Lacan avec ses bouts de ficelle, nous étirons des voyelles en chantant le registre de l’opéra italien du XIX (Verdi, Donizetti, Puccini).

Entendre le savoir du corps qui “se jouit”.

Ce serait l’appel de Lacan aux psychanalystes (congrès de l’E.F.P. à Paris en 1978) :
“Comment se fait-il que par l’opération du signifiant, il y a des gens qui guérissent ? (…) Comment est-ce qu’on susurre au sujet qui vous vient en analyse quelque chose qui a pour effet de le guérir ?”

A l’écoute des histoires sur la sexualité et l’amour du père chez les hystériques qui souffrent de symptômes, Freud transmet que le psychanalyste opère par la parole et seulement par la parole. Ce qu’il entend, c’est que ce qui se dit à partir de ce qu’il nomme “Unbewusst” participe de l’équivoque, équivalence du son et du sens, au principe du mot d’esprit.

Lacan avance à partir de Freud mais en prenant une distance avec son fantasme d’accrocher la psychanalyse au wagon de la science.

Il questionne ses dits. L’audace, c’est d’entendre son dire.

Freud déchiffre et Lacan n’en reste pas aux développements des énoncés freudiens.

Il montre ce qui ne se démontre pas mais se lit à partir de ce qui se lie dessus, dessous, une fois, deux fois, jusqu’à six fois.

Il tresse le savoir de l’”Unbewusst” comme un savoir-faire avec “lalangue” :
“Le signifiant se situe au niveau de la substance jouissante” (19/12/1972).
“Le signifié, ce n’est pas ce qu’on entend. Ce qu’on entend, c’est le signifiant. Le signifié, c’est l’effet du signifiant”
(9/01/1973).

Touchant au champ de la jouissance du corps de l’Autre, le signifiant ouvre les limites de l’interprétation qu’il formalise selon quatre modalités logiques :- le nécessaire, ce qui ne cesse pas de s’écrire.
l’impossible, ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire.
le contingent, ce qui cesse de ne pas s’écrire.
le possible, ce qui cesse de s’écrire.

Habituellement, nécessaire recouvre impossible comme en témoignent les deux qui s’entendent comme roi et reine, le discours du maître et le discours universitaire. Et l’être parlant de tourner en rond sans le savoir comme “tout” homme.

Il se peut, comme le dit la langue, qu’un événement survienne – l’amour est à l’horizon – pour que la production d’ “une” femme révèle l’impossible comme possible en attente.

La psychanalyse est un savoir nouveau qui apparaît à un moment de l’histoire de l’être parlant quand, ce qui ne cesse pas de s’écrire (nécessaire) cessant, il se peut (possible) que ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire (impossible), cesse de ne pas s’écrire (contingent).

La trouvaille est la tresse, savoir qui part du point de tiraillement qui noue ces quatre modalités avec les quatre formules de la sexuation déjà proposées.

La question de Freud livrée par lui au terme de trente années d’expérience de l’âme féminine, “Was will das Weib ?” prend son relief.

Lacan l’annonce prudemment le 21 mai 1974 :
“Le point où j’en suis, (…) c’est qu’il y a un lien – mais il s’agit de savoir lequel – entre le sexe et la parole”

Le psychanalyste opère bien par la parole et seulement par la parole, mais il y a Autre chose qui ouvre la porte sur l’incalculable de la jouissance du corps, au grand dam de la science qui s’appuie sur l’être du discours du m’être et du discours uni-vers-cythère.

L’acte psychanalytique est ce qui sort d’un “coincement sans remède” entre le sexe et la parole, lien social et de ce fait politique qu’écrit avec quatre lettres, le discours analytique.

“L’être sexué ne s’autorise que de lui-même et de quelques autres.”

Jean Charmoille
Paris le 20 août 2008