Le psychanalyste de la vie moderne[1]

Hommage à Charles Baudelaire

En 1929, examinant le “malaise dans la civilisation”, Unbehagen in der Kultur, Freud pouvait bien soutenir que son remède ne pouvait être la bienveillance, la bonté, l’amour du prochain, notre hypothèse est qu’il touchait du doigt, par le génie de la langue allemande, ce qui ne convient dans la civilisation, un-behagen, plus précisément, l’existence du manque, un, au sein de ce qui convient,  behagen.

Ce déplacement dans les avatars de la civilisation  prépare l’annonce de ses propres butées dans l’étude de “la sexualité féminine” en 1931 et de “la féminité” en 1932 qu’il aborde de la même façon, à partir du pensable.

Ce qui est étonnant, c’est que le penseur Freud oublie le pas que sa muse, Lou Andréas- Salomé, lui a permis de faire en 1931 à l’occasion de son 75 ième anniversaire où nous avons supposé[2]qu’il aura reconnu la découverte en lui de la dimension du féminin qu’elle lui donnait à entendre, secrètement.

Le féminin, lui susurre à l’oreille Lou, n’est pas la féminité ni la sexualité féminine, deux champs que la civilisation comprend. Il ne saurait être pensé…

Freud l’entend, exulte, et sa surdité le reprend. En témoignent ses confidences à  Marie Bonaparte, chez qui cette dimension est manifestement peu insistante  ” la grande question restée sans réponse et à laquelle moi-même n’ai jamais pu répondre malgré mes trente années d’étude de l’âme féminine est la suivante ” Que veut la femme ?”.[3]

Cet aveu trouvera son bon entendeur un peu plus tard.

Jacques Lacan ne cessera de questionner la mise au secret par la civilisation de ce prochain à lui-même qu’est le féminin en supposant qu’il a été recouvert par l’amour du prochain :

qu’il soit sous la bannière homme ou femme, l’être parlant recèle une part féminine insaisissable.

La civilisation, bornée par l’observation des corps sous le regard du christianisme et de la science ne peut l’entendre.

De ce rendez-vous manqué avec le féminin où nous proposons une des causes du malaise dans la civilisation, celui que nous nommons le psychanalyste de la vie moderne peut s’approcher, dans le fil du transfert déroulé par Lacan à la suite de Freud, encore et encore, à savoir pas tant par les commentaires et la pensée, mais dans l’après-coup d’une expérience esthétique où il arrive que la part féminine se fasse entendre.

C’est dans le même champ que Charles Baudelaire, en 1863, dans  “le peintre de la vie moderne” la fait apparaître comme fugitive.

Le rideau se lève.

Rome, 7 heures du matin. Un homme avance dans la rue. Il ne cherche pas à se faire remarquer et portant sa présence marque les observateurs ?

Où va-t-il ? Que cherche-t-il ?

Tout à coup, il franchit le seuil d’une église baroque. De l’obscurité qui l’envahit, du nouveau va se mêler au déjà là. Il ne le sait pas encore.

Hier en fin d’après-midi, il avait pu observer l’éclat des couleurs du mouvement baroque chevauchant les lignes sur les peintures et les sculptures. La fermeture de l’église ayant mis un terme à ce grand plaisir, il avait pensé revenir ce matin, de très bonne heure, pour prolonger cet instant de bonheur.

A présent, il ne comprend pas ce qui le touche à la vision des mêmes images qu’il avait si bien commentées la veille, c‘est comme si  des êtres immatériels, en souffrance jusque là dans les coulisses de ne pas être reconnus comme signifiants, lui parlaient silencieusement.

Il les entend, en même temps qu’une voix féminine se fait entendre. Pendant un instant impossible à définir, il ne sait plus si celle-ci s’adresse à lui du haut de ces présences invisibles qui jaillissent du tableau et qui le regardent ou si elle vient d’ailleurs.

L’espace et le temps ne sont plus les mêmes.

Plus tard, il pensera que ce moment inespéré le portait déjà ce matin au point qu’il faisait tâche pour les observateurs et qu’il aura fallu qu’il revienne pour consentir à ce passage pulsionnel d’invoqué à invoquant.

Pour le moment, il est sous le charme et il s’abandonne à cette jouissance

de la voix féminine où il discerne en italien la prière commémorant l’annonce de l’ange Gabriel à Marie qu’elle serait la mère du Sauveur :

Ave o Maria, piena di grazia, il Signore è con te, tu sei  benedetta fra le donne  (Je vous salue Marie, pleine de grâces, le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie entre toutes les femmes)…

Soudainement, quelque chose entache la mélodie enchanteresse. L’espace et le temps s’immobilisent et tout ce qui est présence de baroque dans l’église ne ruisselle plus. Il perçoit cette immobilité qui le regarde.

La voix humaine qui le berçait l’a-t-elle entendue ?

Tout va très vite, sa praxis de psychanalyste l’habite.

Un autre tempo déclenche un nouveau mouvement tandis que  la voix tient la juste note :

e benedetto è il frutto del tuo seno Gesù  (et Jésus, le fruit de vos entrailles est bénit)

Dans l’hésitation, quelque chose est passé, le roulement du souffle au point de rendez-vous qu’est frutto l’a fait entendre.

Sous la torsion inouïe entendue dans la voix, promue soudainement objet (a), une autre composition apparaît au sein de ce qu’il sait déjà. C’est comme un tableau où les éléments s’articuleraient autrement après une expérience de sidération de la pensée. C’est comme le moment où un rêve, plusieurs fois énoncé, se donne nouvellement composé.

Seul, il s’avance vers ce qui ne convient pas à l’histoire et à la civilisation, puisque c’est de la faille trouant ce qui leur plaît que l’histoire qui n’existe pas encore peut s’écrire et arracher la civilisation à la détresse.

Le frémissement entendu sur  frutto vient de changer la donne canonique du dogme de l’immaculée conception de la Vierge Marie porté à la connaissance du monde le 8 décembre 1854 par la bulle du Pape Pie IX, ” Ineffabilis Deus”.

Une marque invisible et ineffable du féminin serait au coeur du christianisme depuis plus de 2000 ans, ré-vélé et en même temps re-voilé par la conception d’une femme, bénie entre toutes.

Qu’est-ce, “ce” corps qui n’obéît pas à l’observation de la science et à la reproduction ?

Aussitôt, les chiffres et les nombres, jusque là fixés, s’animent, l’entraînant dans une danse folle :

Freud naît 2 ans plus tard  et meurt 11 ans avant qu’un autre dogme, celui de l’assomption, affirme que Marie est montée au ciel avec “son” corps tandis que la psychanalyse apparaît dans l’entre-deux et l’enseignement de Lacan vient après.

En 1857,  les “fleurs du mal” de Baudelaire sont  étouffées, 1 mois après leur conception, le procureur Pinard n’ayant pas entendu les sonnets du poète.

Quel rapport, se demande-t-il,  entre le son où se donne le corps des “fleurs du mal” et celui du corps immaculé?

Sa question subversive trouve celui qui attendait cet appel, Baudelaire et ses “Correspondances”

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles :
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers. 

Comme de longs échos qui de lui se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité
Vaste comme la nuit et comme la clarté
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. 

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
Et d’autres corrompus riches et triomphants,

Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

 

Paris le 23 juin 2006                        Jean Charmoille

 


[1] Communication au Séminaire de L’interassociatif “Détresse dans la civilisation” les 10 et 11 juin 2006 à Paris

[2] J. Charmoille. Lou Andréas-Salomé et Sigmund Freud. Une mystique inespérée de la foi et de la raison. Freud et Vienne. Erès 2004 pp. 191-203

[3] E. Jones.La vie et l’oeuvre de Sigmund Freud T.II. PUF. p.445

Retour en haut