Le psychanalyste et l’artiste
Le 27 septembre 1787, les proches de Mozart s’inquiètent. Ils ne peuvent penser à autre chose qu’à l’ouverture du Don Giovanni que Mozart n’a pas encore écrite. Le 29, il dirigera la première au théâtre national de Prague en Bohème.
Mozart est serein. Il sait qu’il l’écrira dans la nuit du 27 au 28. Il l’annonce à sa femme Constance[1] et lui demande de rester avec lui et de lui parler. Elle lui raconte des histoires. Il se tord de rire mais il n’écrit aucune note sur la partition.
A trois heures du matin, Constance propose à Mozart de faire un somme pendant deux heures. A son réveil, immédiatement, les vibrations de la corde vibrante à laquelle est réduit son corps trouvent le rythme et les intervalles sonores qui s’écrivent d’un seul jet sur le papier : un nouveau symbolique est créé. A sept heures, l’ouverture est sur le papier. Le copiste, comme convenu, peut emmener la partition.
Une ouverture inespérée
Notre point de départ nécessite de pouvoir être arrêté par l’étrangeté et de se laisser travailler par ce qu’elle met en mouvement.
Au-delà de l’évidence de la chronologie de l’histoire, qu’est-ce qui se signifie dans ce cheminement de Mozart? Y a-t-il quelque chose qui hisse cette ouverture à la position d’oeuvre d’art? Plus généralement, qu’est-ce qui fait qu’une oeuvre puisse faire de celui qui l’a faite un créateur?
Ces questions résonnent chez le psychanalyste. La même énigme soutient la direction de la cure dès lors que le transfert est le seul lieu où le changement de discours qu’est le discours analytique peut advenir. Il sait que c’est seulement si cette opération, dite analytique avec Lacan, peut s’effectuer que, dans son après-coup, celui qui a présidé à ce changement peut être reconnu, à ce moment et à ce moment seulement, comme analyste, quelles que soient son apparente formation et même son appartenance institutionnelle.
Le surgissement du discours analytique est une ouverture inespérée. Il suppose la création d’un temps ou plutôt la création du temps, celui où il apparaîtra, après- coup, qu’il y aura eu dupsychanalyste.
Au surgissement du réel de la pulsion
Si nous convoquons Mozart, c’est dans cette perspective et non pour développer un discours sur[2] l’art à partir des données psychanalytiques déjà sues. Nous supposons que l’artiste et le psychanalyste sont très proches et qu’ils ont intérêt à se laisser questionner l’un par l’autre du fait que l’un comme l’autre peuvent être “touchés”[3] par l’existence soudaine d’un réel illimité[4], premier temps indispensable pour l’entrée en scène de la pulsion.
Ce que le psychanalyste peut transmettre à l’artiste[5] à partir de l’expérience du transfert notamment quand se profile ce moment qui est celui de l’au-delà du fantasme, c’est que peut être créé un nouveau temps “vivre la pulsion“, (Lacan le 24 juin 1964), nouveau de faire entendre, sans le savoir et à qui peut l’entendre, l’appel du réel de la pulsion invoquante dont le secret est de se faire entendre de façon toujours singulière puisque pas avec les oreilles.
Avec, à l’horizon, cette mise d’un nouveau temps, celui de la pulsion, écoutons l’ouverture du Don Giovanni.
Ce qui est surprenant, c’est qu’est donnée à entendre une musique très proche de celle qui a résonné dans le finale du IIième Acte quand le Commandeur est venu rencontrer Don Juan.
Dans la mesure où nous savons que Mozart avait écrit la musique des deux actes du Don Giovannibien avant, qu’est-ce qui fait qu’il a dû revenir sur cette rencontre et qu’est-ce que l’ouverturefait entendre comme nouveauté?
Le monde de la “Jouïe-sens”
Dès que Mozart se réveille, il entend l’appel de la musique en position d’Autre pour lui. L’entend-il avec ses oreilles? C’est plutôt une insaisissable présence en lui portée soudainement à l’existence par l’invocation de la musique en position d’Autre, qui l’entend. La réponse ne se fait pas attendre, elle est immédiate, un “oui” lui est donné et surgit, sur la scène de l’Altérité toujours nouvelle d’être purement signifiante[6], le temps inespéré de la rencontre de l’Autre et du Sujet. Invoquée, cette insaisissable présence signifiante devient invoquante[7].
Mais pour que jaillisse cette musique, il aura fallu un temps précédent, celui du sommeil où la pensée quitte le penseur. Comme dans le rêve, c’est d’un trou dans[8] la pensée, de cet envers de la représentation, que surgit le réel d’un appel jamais vu et jamais entendu, celui de la musique.
La réponse s’écrit sur la partition : du nouveau symbolique est porté à l’existence par le geste invisible de Mozart. La limite qui barrait l’accès à la beauté est franchie, apparaît l’invisible et l’inouï, c’est la mise en direction de das Ding, la chose humaine.
Un autre monde se fait entendre : “Jouïe-sens” propose Lacan et commence à pouvoir être reçu un mouvement jamais vu et jamais entendu, “vivre la pulsion” qui interprète autrement le déjà entendu et le déjà vu du temps du fantasme qui limitait jusque là.
L’esprit du rire de Mozart
C’est incroyable, de la même façon que l’appel de l’Autre à l’origine du mot d’esprit ne peut entendu sans l’arrêt du discours contrôlé par la pensée, il aura fallu ce temps de la disparition de la pensée par le sommeil, pour que Mozart entende ce qu’il ne cessait d’attendre, le moment d’être la bonne dupe, celle de la signifiance.
L’attente valait la peine, une mise jusque là cachée se dévoile dès que l’ouverture sonne. Avant cette inattendue, le penseur avait fixé le rire de Mozart dans la moquerie : il n’était pas dupe. A présent, un mouvement invisible creusé dans le visible et l’audible du rire transforme ce rire. Le visage de Mozart riant est vivant et le bon entendeur se laisse porté par ce nouveau venu. Le penseur à qui ce récepteur nouvellement se serait adressé l’aurait jugé fou de divaguer ainsi… C’était bien une folie de se fier à ce fou rire. C’était fou d’oser faire voir et entendre par le rire que la présence nouvelle qui habitait Mozart attendait une fugitive, la signifiance. Telle est, toujours renversante, l’apparition de l’esprit passeur de la signifiance.
Et l’hérésie du cri de Don Juan
Alors plus rien n’est comme avant, l’ouverture à l’illimité fait revenir sur les jugements antérieurs. Nous pouvons même supposer que si un récepteur peut entendre que le rire de Mozart est habité par l’esprit, c’est qu’il a déjà entendu le cri de Don Juan sur ce mode hérétique.
Notre hypothèse est que la signifiance du cri de Don juan aura été la clef qui ouvre à une nouvelle interprétation du rire de Mozart et que c’est pour autant qu’elle résonnait toujours chez Mozart qu’il ne pouvait qu’y faire retour. Il n’est pas au pouvoir du limité de se charger de l’illimité. Le penseur y perd son latin.
L’ouverture ne pouvait que se laisser désirer et elle ouvrait à ce qui laisse à désirer, à ce qui ne peut être mis dans une cassette.
Ne s’appuyant pas sur le verbe, elle ne se prend pas pour la vérité. Elle évoque le discours analytique, celui sur lequel Lacan revient à Vincennes en décembre 1978.
Il n’y va pas par quatre chemins pour parler de l’offre par l’analyste à l’analysant de l’objet (a), comme insaisissable en position d’agent: ” il y a quatre discours, chacun se prend pour la vérité[9]. Seul le discours analytique fait exception” L’objet (a) est inappropriable, c’est pour cette raison qu’il est cause du désir.
La rencontre de Mozart et de Lacan
Ce qui est étrange et démontre la richesse de la pensée de Lacan et sa rencontre inespérée avec Mozart, c’est que nous retrouvons les quatre discours dans le finale du Don Giovanni de Mozart, lorsque retentit le cri de Don Juan.
A ce moment, l’entendeur qui est resté fixé aux données moïques et surmoïques, S2, n’entend qu’ un cri, toujours le même, celui fondé sur le sens qui guide le discours universitaire : c’est le cri d’effroi du damné.
Le discours du maître ne l’a même pas entendu. Il a délivré ses Signifiants-maîtres, S1, toute la vérité, rien que la vérité, et s’est retiré sur une malédiction sans savoir qu’il parlait de ce qu’il ne savait pas de lui-même : malheur à celui par qui le scandale arrive.
Le discours hystérique transmet qu’un existant, $, peut diviser la voix humaine. Il s’appuie sue l’existence de l’esprit, passeur du réel. Dans sa perspective, du fait qu’il est une pure voyelle, Ah, le cri, et plus particulièrement celui de Don Juan, ouvre à tous les sens. Il est déjà l’ouverturepour autant qu’il appelle à l’existence la part encore indéterminée du Sujet à venir,$.
Ce qui permet cette opération est un transfert sur la division entendue au coeur du cri devenu cri du coeur. Le lieu de désespoir du burlador de Séville peut être habité puisqu’il est constitué comme perdu.
Le cri de Don Juan est une oeuvre d’art, une trouvaille, la seule qui vaille puisqu’elle ouvre, à perte de vue, sur la promesse d’un Autre monde, celui de la signifiance qui se met à résonner, au-delà du bien et du mal…
Une offre qu’on n’a jamais vu
Alors le rideau peut se lever et les 191 mesures de l’ouverture peuvent résonner. Mozart transmet par le son cette part de lui-même dont il a pu rire après l’avoir entendu autrement au niveau du son dans la voix de Don Juan.
Il dirige ou plutôt se laisse aller à la fluidité du mouvement transmis par le son. D’entrée, les premiers accords font entendre un Tutti d’orchestre forte ponctué d’appuis sur les temps forts, eux-mêmes entrecoupés d’accords syncopés. Une nouvelle interprétation du finale résonne à partir des mêmes rythmes et des mêmes accords.
Puis, les personnages entrent en scène. Le Commandeur d’abord avec le rythme funèbre de noires pointées-croches. Don Juan, ensuite porté par un rythme syncopé aux cordes. C’est incroyable, ce qui était impensable avec les mots dans le finale s’entend avec le son : un dialogue entre Don Juan porté par le tourbillon des gammes ascendantes et descendantes et le Commandeur soutenu par le rythme funèbre de noires pointées-croches.
A qui peut l’entendre, une offre qu’on n’a jamais vue et jamais entendue est déjà faite pour faire entendre autrement ce qui résonnera tout à l’heure, dans le finale.
Retour sur la scansion
Nous avons convoqué Mozart dans la mesure où le fait d’entendre, et non de chercher à voir et savoir ce qui est caché, ouvre l’expérience psychanalytique à cette création d’exception qu’est le discours analytique.
Nous avons montré le ressort de la signifiance comme ce qui conduit au changement
Nous pouvons supposer en effet, qu’à chaque séance, au moment de la rencontre de l’analysant et de l’analyste, cette mise n’est pas absente, même si le sens ne cesse de la faire oublier.
Dans la mesure où elle ne saurait advenir sans un deuil de la pensée, la scansion de la séance trouverait là sa pertinence.
L’analyste sera-t-il porté à l’entendre lorsque le corps de l’analysant la porte à l’existence par sa voix? Son corps, plus précisément sa voix, saura-t-il faire entendre la division du Sujet, $, où se signifie que ce qu’il dit consonne avec ce qui le dit?
Paris le 10 octobre 2004 Jean Charmoille
* Texte établi dans l’après-coup de mon exposé au colloque du Centre de recherche en écriture et psychanalyse le 25 septembre à la Sorbonne
[1] La documentation pour la Biographie de W.A. Mozart de Nissen à laquelle nous nous référons a commencé à être réunie par Nissen, second mari de Constance Mozart. La mort de Nissen l’a laissée inachevée. C’est Constance qui l’a terminée et l’a fait publier en 1828 avec l’aide de Feuerstein. Une première Biographie datée de 1798 avait déjà été écrite par Niemetschek.
[2] Ce qui serait en rester à la prévalence du discours universitaire sur le discours analytique au sens où Lacan les introduit de décembre 1969 à juin 1970 dans son séminaire “L’envers de la psychanalyse”.
[3] “toucher n’est pas penser” (Delacroix)
[4] au sens où il ne peut pas être contrôlé par les limites de la signification régie par la pensée consciente et inconsciente, ce qui est une façon de définir ce que nous nommons le fantasme. L’analyste l’a rencontré dans sa cure, quand le plan de l’identification est franchi : “cela est l’au-delà de l’analyse et n’a jamais été abordé. Il n’est jusqu’à présent abordable qu’au niveau de l’analyste… l’expérience du Sujet ($) est ainsi ramenée au plan où peut se présentifier, de la réalité de l’inconscient, la pulsion.” J. Lacan “Les quatre concepts de la psychanalyse.” Séminaire du 24 juin 1964.Seuil p. 245 et 246.
[5] Que nous considérons indépendamment du champ où il trouve sa matière première : son, rythme, lumière, couleur et autres. L’artiste est pour nous celui qui, entendant, sans le savoir, l’inouï et l’invisible d’un appel répond par une oeuvre. Si, au moins chez un récepteur, elle opère une division, par exemple si se fait voir l’invisible au sein du visible dans une peinture, le peintre est reconnu comme créateur. C’est notre hypothèse. Dans cette perspective, Il est possible d’avancer que le psychanalyste est un artiste dont la matière première est le signifiant.
[6] Il s’agit en effet uniquement de son dans l’ouverture du Don Giovanni de Mozart et le son relève du pur symbolique de la signifiance. La proximité avec l’interprétation, dans le transfert, pour Lacan, est troublante, le changement ne relevant pas du sens mais de la signifiance à l’origine du mi-dire.
[7] C’est le retournement pulsionnel de la pulsion invoquante.
[8] Ce n’est pas seulement de la pensée.
[9]S’appuyant inconditionnellement sur l’autorité des Signifiants-maîtres, S1, en position d’agent, le discours du maître opère un rapt sur le réel. Le savoir du maître, S2, qui régit le discours universitaire prend en compte le réel mais le masque et le contrôle. Le discours hystérique écrit ce réel par la barre portée par la Sujet,$, il transmet qu’il y a un au-delà des mots, il est le point de départ pour qu’advienne le discours analytique.