“De traumatisme, il n’y en a pas d’autre :
l’homme naît malentendu” J. Lacan [2]
Le réel de l’expérience
Nous sommes redevables à Freud et à Lacan de nous avoir transmis l’importance du réel de l’expérience. Nous avons, à notre tour, à prendre en compte cette mise. Cela ne va pas de soi : insaisissable, il ne peut être mis à une place et si nous pensons, selon la logique moïque, que nous pouvons le déplacer, nous oublions que c’est lui qui nous déplace. Dès lors, qu’est-ce qui fait qu’un analyste accepte de ne pas s’en décharger? Qu’implique de s’en charger?
Je suis redevable, quant à moi, à Alain Didier-Weill puisque j’en ai aussi trouvé la trace d’abord dans ses écrits et ensuite dans nos échanges fréquents depuis le congrès de la revue Apertura sur “le Witz et l’interprétation” en avril 1989 à Strasbourg.
Je vais essayer, à mon tour, de vous en transmettre l’énigme en prenant comme perspective l’existence d’une rencontre habituellement maintenue voilée par le moi mais qui peut aussi se dévoiler si la reconnaissance du réel, dans le secret d’un certain rapport à l’extérieur radical que nous aurons à définir, n’est pas impossible.
De “heimlich” à “unheimlich” et retour
En 1919, Freud écrit “das Unheimliche”[3] traduit en français par “l’inquiétante étrangeté”. Dans ce texte où “heimlich” correspond à “familier” et “unheimlich” à “caché”[4], il propose que le passage du premier au second soit l’ oeuvre du refoulement secondaire que la langue allemande écrit par le préfixe “un”de “un-heimlich”. Le problème, c’est que cette mise au secret ne tient plus quand les “complexes infantiles refoulés sont réanimés par quelque impression extérieure”.[5] Alors apparaît au grand jour “tout ce qui aurait dû rester caché”[6], “das Unheimlich”, l'”angoissant se montrant à nouveau”[7] par disparition des limites établies par le refoulement secondaire.
Cette construction s’appuie sur un passage qui met dans une certaine continuité le conscient et l’inconscient selon l’ économie du principe de plaisir et du déplaisir. Freud a toujours tenu à cet inconscient constitué comme refoulé secondaire, mémoire inconsciente. C’est à lui qu’il se réfère pour le passage de “heimlich” à “das Unheimlich” et à son retour.
L’important pour nous, c’est que ce mouvement contrôlé par le moi, dont l’échec est source d’ “unheimlich”, ne le satisfait pas. Il fait part courageusement de son embarras : c’est de là que nous partons.
L’appel du père symbolique
Qu’est-ce qui fait, se demande-t-il avec insistance, que “l’homme au sable”, figure maléfique du père représentée par le personnage de Coppélius puis de Coppola, ne cesse de revenir? Qu’est-ce, le savoir du regard terrible auquel il se réduit puisqu’il fige chaque fois Nathanaël dans des réponses qui vont du hurlement à la mise à mort?
Freud est arrêté par quelque chose qui lui échappe et qu’il nomme “trouble-fête de l’amour”[8]. Il en pressent l’inestimable valeur puisqu’elle remet en cause la pertinence des “frontières légitimes” du refoulement secondaire qui ne peut assumer le retour des “primitives convictions surmontées qui se présenteraient à nouveau pour qu’un accusé de réception leur soit donné”[9]. Quelle rencontre fait-il pour être poussé à invoquer le “retour des morts à la vie”[10]?
Je suppose que Freud est sur la voie de la transcendance de la loi symbolique dont la singularité est de dépasser toute règle déjà fixée par un juge s’appuyant sur ce qui est acceptable dans l’univers déjà prévu par la loi. Il ne sait pas que vient à lui l'”inquiétante étrangeté” déjà rencontrée 20 ans plus tôt dans les textes où il a trouvé le pouvoir et le savoir du signifiant au-delà de la signification.
Qu’est-ce qui fait qu’il ne peut recevoir, sous le masque de la figure malveillante du père qui revient, l’appel porté à qui de droit, à un père transcendant, père plus grand que la figure du père à qui s’adresse l’amour et l’hostilité oedipiennes? Il s’agit d’une butée de Freud qui limite sa pratique. Par contre, son enseignement ne s’arrête pas là où il est arrêté, à l’instar de Lacan dont la distinction, méthodiquement proposée du réel, du symbolique et de l’imaginaire, porte à l’existence ce père symbolique, permet de prendre en compte son origine langagière, sa nomination comme Signifiant du Nom-duPère et sa transmission dans la crainte. Qu’en déduire?
Si le retour de”l’homme au sable” est traumatique pour Nathanaël, c’est parce que, ne pouvant pas être en relation avec la transcendance du père symbolique, il est en contact réel avec le père dans le réel au sens où il séjourne, pour lui, dans cet extérieur maudit, le réel, où règne une loi persécutrice. Il ne le peut pas parce qu’il y a en lui, dans son intérieur secret, une part en souffrance de symbolisation qu’avec Lacan nous nommons le réel. Est établie immédiatement, hors parole, une soudaine mise en continuité réelle qui fige, le hurlement étant une des réponses encore possible alors que la mise à mort est l’ultime et totale offrande en réponse à la fascination de ce dieu obscur puisque dans le réel.
En fait, ce que montre l’expérience du transfert où nous pouvons placer le tracas de Freud, c’est que ” ce savoir dans le réel…qui dit la vérité mais ne la parle pas”[11] demande absolument…Mais comment entendre une demande silencieuse? A la fin de son texte, il dévoile l’horizon de son cheminement en faisant appel, une deuxième et dernière fois, encore[12], à l’ énigme “de la solitude, du silence, de l’obscurité”[13] et laisse cette donne nous
travailler.
L’arrêt de Freud l’a marqué, plus rien n’est comme avant, une mise nouvelle, celle de l'”Au-delà du principe de plaisir” est là. L’angoissant qui se montre à nouveau entraînant “das Unheimlich” ne peut plus être considérée comme retour du refoulé secondaire. Son apparition correspond à un autre temps qu’ aucune mémoire ne peut retrouver. Puisque cette mise échappe au contrôle du moi, laissons-nous surprendre par son apparition dans une formation de l’inconscient qui vise à répondre à un moment où le moi a été éclipsé, le rêve. Examinons celui de ” l’enfant mort qui brûle” que Freud commente au début du chapitre VII de la science des rêves?
Le rêve et la consistance de l’oeil de la conscience
Un père, qui vient de perdre son fils décédé à la suite d’une longue maladie durant laquelle il a s’en est beaucoup occupé, veille son cadavre. Fatigué, il décide de le confier à la charge d’un vieillard. Après quelques heures de sommeil, il fait le rêve suivant :
Il voit que son fils est près de son lit, qu’il lui tend la main et qu’il lui dit sur un ton de reproche : “Père, ne vois-tu donc pas que je brûle”. Immédiatement réveillé, il se précipite dans la chambre où il est saisi par la vision des flammes qui embrasent le lit où la dépouille de son fils qui repose commence à brûler. Qu’est ce qui se signifie?
Partons du contenu manifeste : la réalité du bruit du feu a soudainement réveillé le rêveur qui ne peut oublier la représentation de ce qu’il voit. Les images du réveil l’immobilisent d’autant plus dans le remords que la mémoire s’associe à la conscience pour garder toujours présent le fâcheux accident de la réalité auquel il aurait pu être paré : la flamme d’un des cierges ne serait pas tombée sur le lit funèbre si lui et/ou le vieillard à qui il avait confié son fils ne s’étaient pas endormis.
L’atrocité de ce spectacle peut immobiliser, faisant oublier que le rêve peut surtout ouvrir à autre chose. C’est ainsi que le retour sur les images du rêve et leurs représentations ne tarderont pas à faire apparaître que le guide qui les impose est sûr de ce qu’il montre, qu’il ne saurait tromper ni se tromper puisqu’il est l’oeil de la conscience, celui qui sait tout puisqu’il ne s’absente jamais. Lorsque le rêveur sera revenu plusieurs fois sur le visible, il pourra se surprendre à concevoir que la consistance de cet oeil est tout à fait suspecte puisqu’elle fige dans l’aveuglement de ce qui est déjà connu comme visible et la surdité de ce qui ne s’entend que de la signification.
N’essayons donc pas de dialoguer avec cet aveugle au pas encore vu et ce sourd au pas encore entendu, mais distinguons son poids de celui de l’expérience de l’inconscient. En effet, si celle-ci conduit au changement, celui-là ne cesse de s’y opposer : “anti-inconscient” clame Lacan[14]. Nous en arrivons à l’ autre scène qui subvertit le champ de l’oeil de la conscience et de la réalité perceptive puisqu’elle se déploie entre perception et conscience.
Le rêve et le mouvement pulsionnel
La cause du rêve
Le génie de Freud a été de démontrer que ce qui est à l’origine du rêve et qu’il rassemble sous la qualification de “restes diurnes” est une rencontre ratée puisque le fragment de réalité psychique affecté la veille, à l’occasion d’un fait de la réalité quotidienne, est resté en souffrance. Par son rêve, le rêveur propose une nouvelle rencontre en faisant appel à la parole pour s’arracher à la mise en souffrance.
Cela ne va pas de soi. D’une part nous sommes, avec le rêve, dans un temps différé, d’autre part la mise en scène rend la rencontre différente. “Quelle rencontre peut-il y avoir désormais avec cet être inerte à jamais — même à être dévoré par les flammes — sinon celle-ci qui se passe justement au moment où la flamme par accident, comme par hasard, vient à le rejoindre? Où est-elle, la réalité, dans cet accident? ” interroge Lacan[15] qui n’oublie pas le mouvement pulsionnel à l’origine de toute rencontre, “Trieb à venir.”[16]
“ombilic” du rêve et réel originaire
Alors que tout est endormi, façon de signifier le champ des représentations régies par l’absence de tensions que réalise le principe de plaisir, soudainement apparaît une voix qui se fait entendre puis s’absente rompant l’harmonie préétablie. Qu’est-ce qui apparaît dans cette rupture du discours, “ombilic” du rêve au dire de Freud dès 1900, que l’autre scène, celle du rêve, offre?
Un nouveau temps et un nouvel espace immédiatement recouverts par le réveil de la conscience. Quelle que soit l’atrocité de la vision, nous pouvons supposer que c’est de cette nouveauté, “ombilic” pour la constitution du sujet, réel originaire, que le rêveur, sans le savoir encore, ne cesse de parler du fait que l’objet regard l’obture puisqu’il n’est pas encore constitué comme perdu.
En effet, il n’est pas impossible, même si nous ne disposons pas des associations qui font toujours partie du rêve, que ce père revienne sur la rencontre manquée avec le dévoilement furtif et terrible du réel du regard rencontré dans l’immobilité des yeux de la dépouille de son fils ou lié à une parole échangée à propos de la fièvre avant sa mort. Le père avait pensé oublier ce regard trouvé dans l’extérieur hostile mais lui, ce regard, ne l’a pas oublié, même si l’écran des soins prodigués généreusement a pu le cacher un temps.
Ce qu’ose interpréter l’autre scène du rêve, c’est le fait que quelque chose puisse transmuter le mal entendu source d’ “unheimlich” en bien entendu dans la crainte à l’origine de l’intime qu’est “heimlich” du fait que la persécution du regard extérieur a déposé les armes. L’apparition de la crainte, effet du père symbolique, est la création qui délivre de la persécution. Elle témoigne d’un extérieur séparé, à l’origine d’une rencontre, inespérée jusque là, entre le père et le fils? Comment le rêve témoigne-t-il de l’existence de cet ailleurs originaire?
Retournement pulsionnel et “ex-time”
Le retour sur son rêve pourrait guider ce père à entendre et recevoir l’appel d’une force constante, voix du père symbolique[17], dont le dire résonne dans le trou ombilical du rêve. Ce qui peut y être entendu, l’appel de la pulsion invocante[18], crée un retournement, celui de la pulsion scopique, qui fait passer le voyant, réduit à l’objet regardé, au regardant qui s’autorise de lui même[19] du fait qu’ il se fait pur regard.
Reprenons ce mouvement spécifique de la dynamique de la pulsion. Percevant le mouvement de l’appel signifiant de la pulsion invocante dont la singularité est de ne pas obéir aux limites imposées par la signification, il le reçoit et découvre en même temps –c’est ça, l’inespéré de la rencontre–que cet appel invoque une part invisible pour l’oeil tout en étant visible par le regard porteur d’altérité qui vient à sa rencontre.
En fait, les deux mouvements pulsionnels portés par l’altérité, celui de la pulsion invocante et de la pulsion scopique, se donnent la main en même temps : ce qui transmet l’illimité de la signifiance à l’origine du mouvement de nouveauté. Comment le rêve de ce père peut-il interpréter ce pas?
Aux flammes qui aveuglaient le voyant affolé par le spectacle du monde visible a été substitué, par l’appel du Signifiant du Nom-du-Père[20], un pur signifiant, flamme. Cette métaphore originaire, création du rêve, est source d’une signifiance qui irradie et embrase la part de réel qui se reconnaît immédiatement comme symbolique. Signifiant délesté de toute signification, flamme est promu lieu illimité de rencontre de l’extérieur le plus extérieur et de l’intérieur le plus intime, “ex-time” (Lacan). L’auteur de ce nouveau lieu de rencontre est anonyme, c’est, il n’y a pas à en douter, “ein neues Subjekt” (“un nouveau sujet”) au sens de Freud, que Lacan transmet par “il est nouveau de voir apparaître un sujet.”[21]
L’ intime absolu
La dialectique secrète qui noue l’extérieur radical et l’intime le plus intime, nous pouvons la trouver dès que l’être parlant se met à parler. Est-ce que ce n’est pas cette rencontre que, sans le savoir, découvre une adolescence lors du premier entretien? Alors qu’elle décrit les vicissitudes de son anorexie mentale, elle se surprend à évoquer le fait que, quand elle joue de la flûte, elle perçoit une part d’elle-même qui disparaît quand elle s’arrête de jouer. Ce qui ne cesse de l’étonner c’est, de façon toujours inédite, le fait que les sons musicaux, et seulement eux, lui permettent de jouir de cet intime absolu, “heimlich”, aussi bien pour elle, puisqu’il se dérobe à son vouloir, que pour les regards prédateurs omnivoyants dont la
persécution, “unheimlich”, désarmée par ce qui “s’ouit” alors, la quitte. Ce qu’elle ne sait pas qu’elle demande de façon absolue, c’est, vraisemblablement, la mise intime qu’est le temps illimité de la signifiance entraperçue.
Décembre 2001 Jean CHARMOILLE