Une présence anonyme [1]

“La voix est libre, libre d’être autre chose que substance”
J. Lacan “la troisième”

Un secret le plus secret : l’”ex-time”

Un film et un livre récents[2] sur les témoignages de treize élèves de Lacan d’origine et de période différentes montre à quel point sa présence savait faire apparaître une certaine présence chez celui qui l’entendait et qu’il entendait : tel est l’horizon où porte, à mon avis, lire et entendre Lacan.

Dans cette perspective, je me propose d’essayer de transmettre le savoir de cette rencontre qui ne va pas de soi puisqu’il ne relève pas de la signification plus ou moins éclairée des commentaires. Insaisissable, il est mise en continuité symbolique du plus extérieur de l’intime du Sujet et du plus intérieur de l’extériorité de l’Autre. Pour nommer ce secret le plus secret de l’humain, Lacan a fait appel au génie de la langue en créant un néologisme : “ex-time”.

Dans la mesure où le transfert peut autoriser son surgissement, je pars du témoignage d’Elise. Il sera ensuite possible de supposer ce qui fait que Lacan, en position d’auteur comme Autre, peut autoriser l’auteur à venir qu’est le sujet de l’inconscient de l’entendeur et du lecteur de ce qu’il a dit et écrit.

Une rencontre qui conduit chaque fois dans un nouveau monde

Agée d’une trentaine d’année, Elise vient consulter pour anorexie. Dès qu’elle se met à parler, elle associe sur ce dont elle souffre dans son rapport à l’autre, son authentique symptôme, qui se signifie toujours de la même façon : “quelque chose apparaît dès que je suis en présence de quelqu’un et je ne peux plus l’ouvrir, je suis comme figée par le poids de ce regard qui me traverse”. Elle ajoute que sa souffrance est moins liée au fait lui-même qu’à sa répétition immuable : “je sais déjà que je vais devenir rouge, que des idées, toujours les mêmes, vont me dire que je suis nulle, bête, pas belle, et surtout que ça ne changera jamais”.

[1] Ecrit à partir d’un exposé intitulé “Lacan l’Absent, Lacan l’Idole” lors du colloque de Convergencia “Lire et entendre Lacan, la question du désir” à Paris les 26 et 27/01/02, ce texte prend en compte les éléments de discussion notamment la contribution de M-C Labadie comme discutante qui a su reconnaître et insister avec beaucoup de pertinence sur l’importance du mouvement dans le transfert qui n’est pas étranger aux développements d’Alain Didier-Weill avec qui l’auteur a actualisé un transfert de travail depuis au moins 15 ans. Sont relancées ici par l’auteur les intuitions fécondes que le lecteur peut trouver sous sa plume dans “Les trois temps de la loi”, Paris, Seuil, 1995, et “Invocations”, Paris, Calmann-Lévy, 1998, ou a pu entendre dans son séminaire actuel à Paris “Freud classique, Lacan baroque”.
[2]“Quartier Lacan”, film réalisé par Emil Weiss et ouvrage élaboré par Alain Didier-Weill,Emil Weiss et Florence Gravas.

Ce qui l’étonne, c’est que le malaise des significations déjà là disparaisse dès qu’elle joue de la flûte comme si le mouvement qu’elle entend dans le son musical entrait chez elle et déclenchait à nouveau le mouvement intérieur qu’elle ne percevait plus en elle. Elle n’en revient pas. Qu’est-ce qui fait que la visite d'” un je ne sais quoi”[1] peut la conduire chaque fois dans un nouveau monde où elle perçoit, de façon toujours nouvelle, une part d’elle-même inconnue jusque là ?

L’énigme, c’est l’apparition de “cette étrangère” qui ne lui est pas si étrangère puisqu’une présence “intime” portée immédiatement à l’existence par “cette fugitive” lui adresse chaque fois son salut reconnaissant. Qu’est-ce qui fait que cette rencontre mise au secret par le poids des significations ne soit plus impossible? Qu’est-ce que ce don qui ne demande rien en échange? Quel est le secret de cette gratuité?

Telles sont les questions qui la poussent à venir parler. Leur savoir inconscient sera mis en acte dans le transfert au moment où l’arrêt du mouvement qu’est la perte de la parole cessera du fait que le mouvement pulsionnel surgira pour qu’elle la prenne authentiquement.

Son apparition dans le transfert

Alors que jusque là, le réel[2] de l’objet regard qui immobilise était rencontré chez tout interlocuteur mais restait hors du transfert, soudainement il y fait irruption. Plusieurs semaines durant, réduite entièrement à ce qui est visible par ce regard qui sait tout sur elle et qui ne s’absente pas [3], elle ne peut “l’ouvrir” durant les séances. Le réel qui s’est déchaîné du symbolique et de l’imaginaire est cause de symptômes : un “silence bruyant” règne, le corps dépouillé de l’habillement imaginaire qui préserve un certain incognito et privé de l’allègement du symbolique est réduit au réel de la masse qui choit lourdement à chaque séance sur le divan, l’angoisse est à chaque rendez-vous chez elle-même mais aussi chez l’analyste. Qu’est-ce qui pourrait apaiser ce monde persécuteur?

Un jour,”quelque chose”, commémorant la présence fugitive qui lui rendait visite quand elle jouait de la flûte, est entendu dans la voix de l’analyste lui disant “bonjour”. Immédiatement, le réel du corps étant mis à nouveau entre parenthèse par le son du symbolique, retrouve sa légèreté. Elle se perçoit aimable sous un “nouveau regard”. Elle parle sans avoir besoin de savoir déjà pourquoi [4].

[1] A rapprocher de l’esprit à l’origine d’un mouvement attendu par les Précieuses dans les salons parisiens au début du XVIIième siècle, plus particulièrement à l’hôtel de Rambouillet par Catherine de Vivonne, marquise de Rambouillet dès 1610. Bien vite, l’esprit a sombré dans le maniérisme ridicule tourné en dérision par Molière dans “Les Précieuses ridicules”. Remarquons que l’esprit est entendu, au-delà du sens, par des femmes, plus précisément par la dimension du féminin. Lacan, qui en a eu l’intuition, transmet ce passage par l’énigmatique “pas-tout” de la jouissance féminine. Nous y reviendrons.
[2] Nous nommons ainsi, avec Lacan, le déchaînement du réel, présence voilée jusque là par son enchaînement à l’imaginaire et au symbolique.
[3] Façon de définir le surmoi comme présence qui veille, surveille. Le surmoi empêcherait ainsi tout accès au don symbolique qui met en jeu le manque de savoir.

[4] Un nouveau nouage du réel, du symbolique et de l’imaginaire crée du corps parlant. C’est une authentique création puisqu’elle advient sans symptôme.

Je suppose qu’une présence a visité l’analyste dès qu’il a entrevu Elise et surtout que la fonction phallique, articulée au verbe et ce qu’il nomme dans laquelle l’homme est _tout_ inscrit, a favorisé cette surdité immédiate. Il ne l’a d’abord pas entendu [1]. C’est Elise qui l’a précédé, plus précisément, ce qui, en elle, relève du féminin [2] l’a entendue sans savoir ce qu’elle a entendu puisque ce “jamais entendu”, elle ne peut s’en souvenir. Ce que transmet Elise comme bon entendeur, c’est que, si la voix est un mixte composé de son et de sens, il peut arriver que l’ascendant soudain du son et de sa musique sur la signification fasse entendre l’existence d’une présence entendue par une autre présence [3] en ce moment secret d'”ex-time”. Décidément, ce “bonjour” porté par la voix de l’analyste à ce moment même outrepasse les limites fixées par la convention et conduit à un nouveau transfert qui met en jeu, au-delà des limites de la signification, le champ illimité de la signifiance.

suscite un nouveau transfert sur le temps et l’espace.

Alors que le surmoi faisait entendre sa voix de maître absolu des significations, soudainement ” la voix est libre, libre de faire entendre autre chose que substance” (La Troisième 1/11/1974) en faisant résonner le réel illimité de la signifiance. Aussitôt éveillé par cet appel de l’inouï, le récepteur intérieur qu’elle est à ce moment même se tourne vers l’extérieur et découvre, comme nouveau Sujet, un nouvel espace visible jamais vu d’où”un nouveau regard” est porté sur elle. Que dévoile le mouvement entendu dans la musique de la voix de l’analyste pour Elise?

Un nouveau transfert sur le temps et l’espace qui la fait passer du monde déjà connu et déjà entendu de l’apparence où elle était fixée à être”ceci” ou “cela” pour l’Autre, au monde jamais entendu et jamais vu où l’Autre brille pour elle par son absence : elle “se fait ” entendre et “se fait ” voir dans l’univers du monde. C’est le troisième temps de la pulsion, celui de “l’apparition d’un nouveau sujet” [4] pour Freud que Lacan interprète comme “il est nouveau de voir apparaître un sujet” [5].

Ce qui est renversant pour le surmoi, c’est que le mouvement propre à la musique ait pu habiter le corps de l’analyste malgré sa surveillance et transmuter sa voix comme tenant lieu de l’Autre consistant en objet constitué comme perdu pour l’Autre.

Ce mouvement de prise de parole, je suppose qu’il est suscité chez l’analyste par l’appel de la pulsion invoquante en réponse à une certaine angoisse. Son but est de mettre en continuité le plus extérieur de l’Autre et le plus intime du Sujet. Promue par Lacan le 4 mars 1964 “expérience la plus proche de l’inconscient” [6], la pulsion invoquante effectue ce que le surmoi interdisait, le passage du récepteur à l’émetteur [7] qui fait passer la fixité du clivage entre l’objet regard qui immobilise et la voix qui désuppose par le seul signifié au nouage de la pulsion scopique et de la pulsion invoquante.

Ce nouveau passage du réel de l’objet au mouvement pulsionnel qui ne renvoie aucun évènement historique, comment en rendre compte dans la structure?

[1] Comme l’ont remarqué les Précieuses, elle est entendue comme inouï au sens de ce qui dépasse le verbe.
[2] Je propose le féminin comme un savoir au-delà de la fonction phallique. Il correspondrait à une part féminine chez la femme et chez l’homme qui peut se charger d’un réel qui ne peut que s’entendre au-delà de l’ouï du verbe de la fonction phallique. Lacan nomme ce champ illimité “pas-tout” au sens de ce qui ne relève pas du “tout” de
la fonction phallique et de ses limites. Le féminin met ainsi en direction de la l’illimité qu’est la signifiance.
[3] Nous y reviendrons à partir de ce que Lacan nomme “Toi de dévotion”.
[4] S. Freud Pulsion et destin des pulsions, Métapsychologie p.29.
[5] J. Lacan, “les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse”, Seuil,p.162.
[6].J.Lacan, “Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse”, Seuil, p.96.
[7]C’est l’inversion du message inconscient selon la formule énigmatique de Lacan : “l’émetteur reçoit du récepteur son propre message sous forme inversée”.

 

L’esprit passeur de la signifiance

Lorsqu’il aborde le 9 décembre 1959, dans son “Ethique de la psychanalyse”, ce temps de l'”Autre primordial”, Autre en tant que das Ding, Chose humaine, dont la soudaine
présence ” risque tout d’un coup de nous surprendre et de nous précipiter du haut de son apparition”, Lacan nomme,”Toi de dévotion”, le récepteur de l’appel de l’Autre et précise qu'”il y a en lui la tentation d’apprivoiser l’Autre”.

Comme nous l’avons remarqué, sitôt nommée par l’Autre qui s’absente dès qu’il l’a invoquée [1], cette deuxième personne dit “oui” [2]– à cet Autre qui l’a porté à l’existence et se voue, en créature séparée symboliquement du créateur [3] par l’absence de ce dernier, au passage du “Toi” comme “Tu” qu’il est au “Je” supposé advenir selon l’inversion du message [4] décrit par le mouvement pulsionnel. Le problème, c’est que ce passage met en jeu un réel insaisissable qui ne peut être pris en charge que par un passeur, l’esprit, dont Freud a démontré l’importance avec le mot d’esprit. Troisième personne n’étant associée à aucun patronyme, l’esprit habite le champ illimité de la signifiance qui le rend audible par la musique du son, comme Elise l’a entendu.

Les premières traces de l’Autre pour le sujet à venir seraient ainsi l’effet d’une exposition primordiale au monde du sonore. L’Autre primordial transmettrait, avant toute signification, par les écarts musicaux, le rythme et l’articulation des consonances et des dissonances trouvées dans la voix humaine, celle de la mère, l’existence d’une loi symbolique, métaphore paternelle originaire. Le Signifiant du Nom-du-Père qui en est l’opérateur serait toujours prêt à sortir de sa retraite si un récepteur inouï entend l’appel de la pulsion invoquante quand le réel, qui s’est déchaîné du symbolique et de l’imaginaire, retrouve son poids.

Mais, diantre! Lire et entendre Lacan est-ce se charger de l’originaire qu’il a lui-même nommé ou s’en décharger?

Lire et entendre Lacan, la question du désir

Ce temps primordial de l’Autre ne va pas de soi d’une part parce qu’il échappe à la pensée, d’autre part parce qu’il ne saurait être rencontré que dans les suites de la disparition du savoir déjà là, savoir à ascendance imaginaire que Lacan nomme “anti-savoir” au sens “d’antiinconscient” le 15/02/1977. Comment le supposer avec Freud et Lacan?

Par son adage “Là où ç’était, le Sujet a à advenir” Freud part du refoulé secondaire pour qu’advienne le Sujet dans une continuité entre l’inconscient constitué comme mémoire inconsciente et le Sujet.

Lacan met en direction du temps originaire d’avant la parole oublié par le refoulement originaire et pourtant inoubliable. Pour Lacan, c’est la discontinuité, le passage par un trou originaire d’où le réel insiste qui conduit au Sujet comme création. Comme le montre le mot d’esprit, c’est la disparition de la pensée au temps de la sidération qui conduit à la lumière.

Est-ce pour cette raison qu’il n’a cessé de proposer la structure du mot d’esprit comme référence structurale du transfert pour autant que le mouvement qu’est l’esprit va autoriser un nouveau lien entre l’Autre comme auteur qui s’absente et le Sujet comme auteur à venir dans ce temps intermédiaire d’élaboration inconsciente ? Lacan ferait-il ainsi entendre que le souffle de l’esprit est la seule présence qui peut prendre en charge l’insistance du réel créé et dévoilé au temps de la sidération?

En effet, le réel qu’est la Chose humaine peut être la meilleure et la pire Chose pour l’humain selon qu’il conduit à la jouissance esthétique par l’ascendance de la signifiance sur la signification ou au malaise par l’ascendance de la signification sur la signifiance.

Lors de la clôture du congrès de l’EFP en 1978, Lacan insiste, Encore1, une nouvelle fois, sur l’ascendance de la signifiance sur la signification par le biais du Signifiant du manque dans l’Autre, S (A/ ), qu’il propose comme l’écriture qu’il a trouvée, lui Lacan, pour rendre compte du mode singulier par lequel “chaque psychanalyste réinvente la façon dont la psychanalyse peur durer”.

Je suppose qu’il fait entendre, selon son mode énigmatique habituel, à chaque analyste le passeur qu’est l’esprit qui ne saurait s’autoriser que de lui-même puisqu’il ne procède ni du père ni du fils comme dans le dogme chrétien de la sainte trinité.

Trois questions pour solliciter…

Lacan espérait-il mettre au travail, par la procédure de la passe basée sur la structure du mot d’esprit, le mouvement pour qu’il y ait de l’analyste? L’importance de la psychanalyse comme discipline laïque reposait-elle, pour lui, sur le souffle libre d’un esprit laïque, non ficelé par la tradition chrétienne où il procède du père et du fils? Fixée institutionnellement sur les patronymes du père et du fils par ses règles, la communauté analytique lui a-t-elle transmis, par défaut, l’importance de la présence anonyme qu’est l’esprit?

Montbéliard mars 2002                          Jean CHARMOILLE

[1] C’est le propre du caractère symbolique de la nomination.
[2] Il s’agit du “oui” porté au don signifiant, Bejahung dont parle Freud en 1925 dans “La Dénégation”.
[3] Façon d’évoquer le type de “jouïe-sens” qui peut lier en les séparant le père et le fils.
[4]J. Lacan, Le Séminaire, livre XX, Seuil, 1975.